Eurobonds : L'Arme financière au service de la souveraineté de la BITD Européenne
Le débat sur le financement de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) française prend aujourd’hui une dimension nouvelle. Entre montée des tensions géopolitiques, risque de conflit armé avec la Russie, besoins de montée en cadence, relocalisation industrielle et dépendance accrue aux technologies critiques, la question centrale n’est plus seulement « comment financer la défense ? », mais « comment financer une filière complète de manière souveraine et durable ? »
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« Comment financer une filière complète de manière souveraine et durable ? »
En tant qu’officier de réserve de l’armée de l’Air, ancien directeur de la stratégie de la Banque de Financement et d’Investissement de BNP Paribas et ancien responsable produit chez Clearstream, l’un des deux grands dépositaires centraux de titres internationaux, j’ai voulu partager avec vous ma perspective sur cette opportunité qui n’est pas encore mise en œuvre.
Parmi ces outils, l’Eurobond est probablement l’un des plus puissants, des moins compris et des mieux adaptés au financement de la BITD.
L’Eurobond (euro-obligation): un instrument international, neutre et extrêmement flexible
Contrairement à ce que son nom suggère, l’Eurobond n’est pas réservé à l’Europe. Il s’agit d’une obligation :
- émise en dehors de la juridiction de la monnaie utilisée,
- libellée en EUR, USD, GBP, CHF ou JPY,
- distribuée via un syndicat international de banques,
- déposée dans les infrastructures internationales (Clearstream et Euroclear),
- achetée par des investisseurs du monde entier.
C’est un marché profond, liquide, peu politisé et normalisé.
Pour les entreprises, et a fortiori pour celles du secteur de la défense, cela ouvre des perspectives très puissantes.
Pourquoi les Eurobonds sont-ils pertinents pour la BITD ?
1. Parce que la BITD a des besoins de financement massifs
Renforcer la production de munitions, réindustrialiser la propulsion, créer des chaînes alternatives au titane russe ou aux composants asiatiques : tout cela demande des milliards, et pas seulement des subventions.
Les Eurobonds permettent :
- de lever 500 M€ à 2 Md€ en une seule opération,
- de le faire rapidement,
- avec des maturités longues (7–20 ans),
- sans dépendre uniquement de l’État ni des banques françaises.
C’est, en termes de volume, l’outil le plus puissant disponible.
2. Parce que leur neutralité politique est un atout stratégique
Une émission obligataire domestique « de défense » peut rapidement devenir un sujet politique, médiatique et idéologique.
L’Eurobond, au contraire :
- s’inscrit dans un marché global standardisé,
- attire des investisseurs habitués au secteur de la défense,
- minimise l’exposition médiatique et le risque de boycott idéologique.
On finance ainsi une filière industrielle, pas une « opération militaire ».
3. Parce qu’ils permettent de financer plusieurs entreprises via un même véhicule
Le marché Eurobond permet des structures très avancées :
- SPV (Special Purpose Vehicle) multi-entreprises,
- émissions adossées à une filière (ex : munitions, drones, électronique),
- co-garanties entre industriels.
Cette logique est parfaitement compatible avec les besoins de la BITD, où les fragilités se situent souvent dans la supply chain (rang 2 / rang 3), et non chez les maîtres d’œuvre.
Un Eurobond filière BITD France 2030 pourrait ainsi financer 5 à 20 entreprises stratégiques, dont certaines sont trop petites pour accéder autrement au marché, tout en mutualisant les risques au bénéfice de l'ensemble de la filière.
4. Parce que le marché européen de la dette est profond, diversifié et mature
En tant qu’ancien responsable produit chez Clearstream, j’ai vu que les fonds américains, les assureurs nordiques, les caisses de retraite canadiennes, les fonds souverains du Moyen-Orient et les sociétés de gestion européennes ont un appétit réel pour les obligations de bonne qualité, y compris issues de la défense.
Contrairement à une idée reçue, la défense n’est pas exclue des portefeuilles : elle est simplement mieux acceptée lorsqu’elle est structurée comme un financement industriel global et constitue un secteur résilient et non cyclique pour les investisseurs de long terme.
5. Parce que les Eurobonds peuvent être multi-devises (EUR + USD)
La BITD achète des composants américains, des logiciels au Proche-Orient ou des matières premières asiatiques.
Pouvoir financer une montée en cadence en EUR mais aussi en USD :
- réduit le risque de change,
- permet de financer directement les achats critiques,
- attire des investisseurs spécialisés en défense américaine.
C’est un avantage stratégique évident.
6. Parce que c’est un outil parfaitement compatible avec les logiques de souveraineté
L’Eurobond n’implique pas le renoncement à la souveraineté financière. Au contraire, il la renforce, car il permet :
- de diversifier les financeurs,
- de limiter la dépendance aux seules banques françaises ou européennes,
- d’éviter les conditions parfois restrictives des marchés bancaires.
Cette diversification est saine : une filière critique ne doit jamais dépendre d’un seul financeur.
Et pourquoi n’a-t-on pas encore massivement utilisé les Eurobonds pour la défense ?
Trois raisons principales expliquent cette inaction :
- Parce que la BITD est répartie entre de grands groupes et des PME critiques (mais nous avons vu que l’Eurobond filière via un SPV peut y remédier.)
- Parce que l’outil est mal connu des décideurs publics. La dette internationale est souvent perçue comme complexe, mais elle ne l’est pas.
- Parce que personne n’a encore proposé un schéma filière cohérent. Il faut une architecture claire : un orchestrateur (par ex. DGA + Bpifrance + un arrangeur), une sélection d’entreprises, une gouvernance transparente et une utilisation des fonds fléchée.
C’est précisément ce que ce type d’instrument sait faire.
Il serait temps que la France (et l’Europe) s’emparent des Eurobonds
Nous vivons une période où la souveraineté industrielle est une nécessité, où les besoins financiers explosent et où les chaînes d’approvisionnement doivent être reconstruites.
Dans ce contexte, l’Eurobond est un instrument de puissance, capable de financer rapidement et massivement les chaînes de valeur critiques de la défense.
En tant qu’officier de réserve et ancien de Clearstream, je suis convaincu que la France – et l’Europe – ont tout intérêt à considérer sérieusement cette voie.
Non pas pour s’endetter davantage. Mais pour renforcer la résilience, accélérer la souveraineté et donner à nos industriels les moyens d’agir.
Parce que la souveraineté n’est jamais gratuite. Mais son absence, elle, coûte toujours beaucoup plus cher.

